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 Émile Zola LE ROMAN EXPERIMENTAL,1880.

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PostSubject: Émile Zola LE ROMAN EXPERIMENTAL,1880.   Émile Zola  LE ROMAN EXPERIMENTAL,1880. I_icon_minitimeFri 14 May - 21:27

III


Le but de la méthode expérimentale, en physiologie et en médecine, est d'étudier les phénomènes pour s'en rendre maître. Claude Bernard, à chaque page de L'introduction, revient sur cette idée. Comme il le déclare :"Toute la philosophie naturelle se résume en cela: connaître la loi des phénomènes. Tout le problème expérimental se réduit à ceci : prévoir et diriger les phénomènes." Plus loin, il donne un exemple : "Il ne suffirapas au médecin expérimentateur comme au médecin empirique de savoirque le quinquina guérit la fièvre ; mais ce qu'il lui importe surtout,c'est de savoir ce que c'est que la fièvre et de se rendre compte du mécanisme par lequel le quinquina la guérit. Tout cela importe au médecin expérimentateur, parce que, dès qu'il le saura, le fait de guérison de la fièvre par le quinquina ne sera plus un fait empirique et isolé, mais un fait scientifique. Ce fait se rattachera alors à des
conditions qui le relieront à d'autres phénomènes, et nous serons conduits ainsi à la connaissance des lois de l'organisme et à la possibilité d'en régler les manifestations." L'exemple devient frappant dans le cas de la gale. "Aujourd'hui que la cause de la gale est connue et déterminée expérimentalement, tout est devenu scientifique et l'empirisme a disparu... On guérit toujours et sans exception quand on se place dans les conditions expérimentales connues pour atteindre ce but."
Donc tel est le but, telle est la morale,dans la physiologie et dans la médecine expérimentales : se rendre maître de la vie pour la diriger. Admettons que la science ait marché, que la conquête de l'inconnu soit complète : l'âge scientifique que Claude Bernard a vu en rêve sera réalisé. Dès lors,le médecin sera maître des maladies ; il guérira à coup sûr, il agira sur les corps vivants pour le bonheur et pour la vigueur de l'espèce. On entrera dans un siècle où l'homme tout-puissant aura
asservi la nature et utilisera ses lois pour faire régner sur cette terre la plus grande somme de justice et de liberté possible. Il n'y a pas de but plus noble, plus haut, plus grand. Notre rôle d'être intelligentest là : pénétrer le pourquoi [ou le comment? - voir ci-dessus] des choses, pour devenir supérieur aux choses et les réduire à l'état de rouages obéissants.

Eh bien! ce rêve du physiologiste et du médecin expérimentateur est aussi
celui du romancier qui applique à l'étude naturelle et sociale de
l'homme
la méthode expérimentale. Notre but est le leur ; nous voulons,
nous
aussi, être les maîtres des phénomènes des éléments intellectuels
et
personnels, pour pouvoir les diriger. Nous sommes, en un mot, des
moralistes
expérimentateurs, montrant par l'expérience de quelle façon
se
comporte une passion dans un milieu social.

Le
jour où nous tiendrons le mécanisme de cette
passion, on pourra la
traiter et la réduire, ou tout au moins la
rendre la plus inoffensive
possible. Et voilà où se trouvent
l'utilité pratique et la haute morale
de nos œuvres naturalistes,
qui expérimentent sur l'homme, qui démontent
et remontent pièce à
pièce la machine humaine, pour la faire
fonctionner sous l'influence
des milieux. Quand les temps auront marché,
quand on possédera les
lois, il n'y aura plus qu'à agir sur les
individus et sur les
milieux, si l'on veut arriver au meilleur état
social. C'est ainsi
que nous faisons de la sociologie pratique et que
notre besogne aide
aux sciences politiques et économiques. Je ne sais
pas, je le
répète, de travail plus noble ni d'une application plus
large. Etre
maître du bien et du mal, régler la vie, régler la société,
résoudre
à la longue tous les problèmes du socialisme, apporter surtout
des
bases solides à la justice en résolvant par l'expérience les
questions
de criminalité, n'est-ce pas là être les ouvriers les plus
utiles
et les plus moraux du travail humain ? Que l'on compare un
instant
la besogne des romanciers idéalistes à la nôtre ; et ici ce mot
d'idéalistes
indique les écrivains qui sortent de l'observation et de
l'expérience
pour baser leurs œuvres sur le surnaturel et l'irrationnel,
qui
admettent en un mot des forces mystérieuses, en dehors du
déterminisme
des phénomènes. Claude Bernard répondra encore pour moi :
"Ce qui
distingue le raisonnement expérimental du raisonnement
scolastique,
c'est la fécondité de l'un et la stérilité de l'autre.
C'est
précisément le scolastique qui croit avoir la certitude absolue
qui
n'arrive à rien ; cela se conçoit, puisque par un principe absolu,
il
se place en dehors de la nature dans laquelle tout est relatif. C'est
au contraire l'expérimentateur qui doute toujours et qui ne croit
posséder
la certitude absolue sur rien, qui arrive à maîtriser les
phénomènes
qui l'entourent et à étendre sa puissance sur la nature."
Tout à
l'heure, je reviendrai sur cette question de l'idéal, qui n'est,
en
somme, que la question de l'indéterminisme. Claude Bernard dit avec
raison
: "La conquête intellectuelle de l'homme consiste à faire
diminuer
et à refouler l'indéterminisme, à mesure qu'à l'aide de la
méthode
expérimentale il gagne du terrain sur le déterminisme." Notre
vraie
besogne est là, à nous romanciers expérimentateurs, aller du connu
à
l'inconnu, pour nous rendre maître de la nature tandis que les
romanciers
idéalistes restent de parti pris dans l'inconnu, par toutes
sortes
de préjugés religieux et philosophiques, sous le prétexte
stupéfiant
que l'inconnu est plus noble et plus beau que le connu. Si
notre
besogne, parfois cruelle, si nos tableaux terribles avaient besoin

d'être excusés, je trouverais encore chez Claude Bernard cet argument
décisif.
"On n'arrivera jamais à des généralisations vraiment fécondes
et
lumineuses sur les phénomènes vitaux qu'autant qu'on aura expérimenté
soi-même et remué dans l'hôpital, l'amphithéâtre et le laboratoire le
terrain
fétide ou palpitant de la vie... S'il fallait donner une
comparaison
qui exprimât mon sentiment sur la science de la vie, je
dirais que
c'est un salon superbe, tout resplendissant de lumière, dans
lequel
on ne peut parvenir qu'en passant par une longue et affreuse
cuisine."

J'insiste
sur ce mot que j'ai
employé de moralistes expérimentateurs appliqué aux
romanciers
naturalistes. Une page de l'Introduction m'a surtout frappé,
celle où l'auteur parle du circulus vital.
Je cite : "Les organes
musculaires et nerveux entretiennent l'activité
des organes qui
préparent le sang ; mais le sang à son tour nourrit les
organes qui
le produisent. Il y a là une solidarité organique ou sociale
qui
entretient une sorte de mouvement perpétuel, jusqu'à ce que le
dérangement
ou la cessation d'action d'un élément vital nécessaire ait
rompu
l'équilibre ou amené un trouble ou un arrêt dans le jeu de la
machine
animale. Le problème du médecin expérimentateur consiste donc à
trouver
le déterminisme simple d'un dérangement organique, c'est-à-dire à

saisir le phénomène initial... Nous verrons comment une dislocation de
l'organisme
ou un dérangement des plus complexes en apparence peut être
ramené à
un déterminisme simple initial qui provoque ensuite les
déterminismes
les plus complexes." Il n'y a encore ici qu'à changer les
mots de
médecin expérimentateur, par ceux de romancier expérimentateur,
et
tout ce passage s'applique exactement à notre littérature
naturaliste.
Le circulus social est identique au circulus vital : dans
la
société comme dans le corps humain, il existe une solidarité qui lie
les
différents membres, les différents organes entre eux, de telle sorte
que, si un organe se pourrit, beaucoup d'autres sont atteints, et
qu'une
maladie très complexe se déclare. Dès lors, dans nos romans,
lorsque
nous expérimentons sur une plaie grave qui empoisonne la
société,
nous procédons comme le médecin expérimentateur, nous tâchons
de
trouver le déterminisme simple initial, pour arriver ensuite au
déterminisme
complexe dont l'action a suivi. Je reprends l'exemple du
baron
Hulot, dans la Cousine
Bette
. Voyez le résultat
final, le
dénouement du roman ; une famille entière détruite, toutes
sortes
de drames secondaires se produisant, sous l'action du tempérament

amoureux de Hulot. C'est là, dans ce tempérament, que se trouve le
déterminisme
initial. Un membre, Hulot, se gangrène, et aussitôt tout se
gâte
autour de lui, le circulus social se détraque, la santé de la
société
se trouve compromise. Aussi, comme Balzac a insisté sur la
figure
du baron Hulot, comme il l'a analysée avec un soin scrupuleux !
L'expérience
porte avant tout sur lui, parce qu'il s'agissait de se
rendre
maître du phénomène de cette passion pour la diriger; admettez
qu'on
puisse guérir Hulot, ou du moins le contenir et le rendre
inoffensif,
tout de suite le drame n'a plus de raison d'être, on
rétablit
l'équilibre, ou pour mieux dire la santé dans le corps social.
Donc,
les romanciers naturalistes sont bien en effet des moralistes
expérimentateurs.

Et
j'arrive ainsi au gros
reproche dont on croit accabler les romanciers
naturalistes en les
traitant de fatalistes. Que de fois on a voulu nous
prouver que, du
moment où nous n'acceptions pas le libre arbitre, du
moment où
l'homme n'était plus pour nous qu'une machine animale agissant
sous
l'influence de l'hérédité et des milieux, nous tombions à un
fatalisme
grossier, nous ravalions l'humanité au rang d'un troupeau
marchant
sous le bâton de la destinée! Il faut préciser : nous ne sommes
pas
fatalistes, nous sommes déterministes, ce qui n'est point la même
chose.
Claude Bernard explique très bien les deux termes : "Nous avons
donné
le nom de déterminisme à la cause prochaine ou déterminante des
phénomènes.
Nous n'agissons jamais sur l'essence des phénomènes de la
nature,
mais seulement sur leur déterminisme, et par cela seul que nous
agissons
sur lui, le déterminisme diffère du fatalisme sur lequel on ne
saurait
agir. Le fatalisme suppose la manifestation nécessaire d'un
phénomène
indépendant de ses conditions, tandis que le déterminisme est
la
condition nécessaire d'un phénomène dont la manifestation n'est pas
forcée.
Une fois que la recherche du déterminisme des phénomènes est
posée
comme le principe fondamental de la méthode expérimentale, il n'y a

plus ni matérialisme, ni spiritualisme, ni matière brute, ni matière
vivante
; il n'y a que des phénomènes dont il faut déterminer les
conditions,
c'est-à-dire les circonstances qui jouent par rapport à ces
phénomènes
le rôle de cause prochaine." Ceci est décisif. Nous ne
faisons
qu'appliquer cette méthode dans nos romans, et nous sommes donc
des
déterministes qui, expérimentalement, cherchent à déterminer les
conditions
des phénomènes, sans jamais sortir, dans notre investigation,
des
lois de la nature. Comme le dit très bien Claude Bernard, du moment

où nous pouvons agir, et où nous agissons sur le déterminisme des
phénomènes,
en modifiant les milieux par exemple, nous ne sommes pas des

fatalistes.

Voilà
donc le rôle
moral du romancier expérimentateur bien défini. Souvent
j'ai dit
que nous n'avions pas à tirer une conclusion de nos œuvres, et
cela
signifie que nos œuvres portent leur conclusion en elles. Un
expérimentateur
n'a pas à conclure, parce que, justement, l'expérience
conclut pour
lui. Cent fois, s'il le faut, il répétera l'expérience
devant le
public, il l'expliquera, mais il n'aura ni à s'indigner, ni à
approuver
personnellement: telle est la vérité, tel est le mécanisme des

phénomènes; c'est à la société de produire toujours ou de ne plus
produire
ce phénomène, si le résultat en est utile ou dangereux. On ne
conçoit
pas, je l'ai dit ailleurs, un savant se fâchant contre l'azote,
parce
que l'azote est impropre à la vie ; il supprime l'azote, quand il
est
nuisible, et pas davantage. Comme notre pouvoir n'est pas le même
que
celui de ce savant, comme nous sommes des expérimentateurs sans être
des praticiens, nous devons nous contenter de chercher le déterminisme
des
phénomènes sociaux, en laissant aux législateurs, aux hommes
d'application,
le soin de diriger tôt ou tard ces phénomènes, de façon à

développer les bons et à réduire les mauvais, au point de vue de
l'utilité
humaine.

Je
résume notre rôle
de moralistes expérimentateurs. Nous montrons le
mécanisme de
l'utile et du nuisible, nous dégageons le déterminisme des
phénomènes
humains et sociaux, pour qu'on puisse un jour dominer et
diriger
ces phénomènes. En un mot, nous travaillons avec tout le siècle à
la
grande œuvre qui est la conquête de la nature, la puissance de
l'homme
décuplée. Et voyez à côté de la nôtre, la besogne des écrivains
idéalistes,
qui s'appuient sur l'irrationnel et le surnaturel, et dont
chaque
élan est suivi d'une chute profonde dans le chaos métaphysique.
C'est
nous qui avons la force, c'est nous qui avons la morale.




IV



Ce
qui m'a
fait choisir l'Introduction, je l'ai dit, c'est que
la médecine est
encore regardée par beaucoup de personnes comme un
art. Claude Bernard
prouve qu'elle doit être une science, et nous
assistons là à l'éclosion
d'une science, spectacle très instructif
en lui-même, et qui nous prouve
que le domaine scientifique
s'élargit et gagne toutes les
manifestations de l'intelligence
humaine. Puisque la médecine, qui était
un art, devient une science,
pourquoi la littérature elle-même ne
deviendrait-elle pas une
science, grâce à la méthode expérimentale ?

Il
faut remarquer que tout se tient, que si le terrain
du médecin
expérimentateur est le corps de l'homme dans les
phénomènes de ses
organes, à l'état normal et à l'état pathologique,
notre terrain à nous
est également le corps de l'homme dans ses
phénomènes cérébraux et
sensuels, à l'état sain et à l'état morbide.
Si nous n'en restons pas à
l'homme métaphysique de l'âge classique,
il nous faut bien tenir compte
des nouvelles idées que notre âge se
fait de la nature et de la vie.
Nous continuons fatalement, je le
répète, la besogne du physiologiste et
du médecin, qui ont continué
celle du physicien et du chimiste. Dès
lors, nous entrons dans la
science. Je réserve la question du sentiment
et de la forme, dont je
parlerai plus loin.

Voyons

d'abord ce que Claude Bernard dit de la médecine. "Certains médecins
pensent
que la médecine ne peut être que conjecturale, et ils en
concluent
que le médecin est un artiste qui doit suppléer à
l'indéterminisme
des cas particuliers par son génie, par son tact
personnel. Ce sont
là des idées antiscientifiques contre lesquelles il
faut s'élever de
toutes ses forces, parce que ce sont elles qui
contribuent à faire
croupir la médecine dans l'état où elle est depuis
si longtemps.
Toutes les sciences ont nécessairement commencé par être
conjecturales
; il y a encore aujourd'hui dans chaque science des
parties
conjecturales. La médecine est encore presque partout
conjecturale,
je ne le nie pas ; mais je veux dire seulement que la
science
moderne doit faire des efforts pour sortir de cet état
provisoire
qui ne constitue pas un état scientifique définitif, pas plus
pour
la médecine que pour les autres sciences. L'état scientifique sera

plus long à se constituer et plus difficile à obtenir en médecine, à
cause
de la complexité des phénomènes ; mais le but du médecin savant
est
de ramener dans sa science, comme dans toutes les autres,
l'indéterminé
au déterminé." Le mécanisme de la naissance et du
développement
d'une science est là tout entier. On traite encore le
médecin
d'artiste, parce qu'il y a, en médecine, une place énorme
laissée
aux conjectures. Naturellement, le romancier méritera davantage
ce
nom d'artiste, puisqu'il se trouve plus enfoncé encore dans
l'indéterminé.
Si Claude Bernard confesse que la complexité des
phénomènes
empêcheront [sic] longtemps de constituer la médecine à
l'état
scientifique, que sera-ce donc pour le roman expérimental, où les

phénomènes sont plus complexes encore ? Mais cela n'empêchera pas le
roman
d'entrer dans la voie scientifique, d'obéir à l'évolution générale

du siècle.

D'ailleurs,
Claude
Bernard lui-même a indiqué les évolutions de l'esprit humain.
"L'esprit
humain, dit-il, aux diverses périodes de son évolution, a
passé
successivement par le sentiment, la raison et l'expérience.
D'abord,
le sentiment seul s'imposant à la raison créa les vérités de
foi,
c'est-à-dire la théologie. La raison ou la philosophie devenant
ensuite
la maîtresse, enfanta la scolastique. Enfin l'expérience,
c'est-à-dire
l'étude des phénomènes naturels, apprit à l'homme que les
vérités
du monde extérieur ne se trouvent formulées, de prime abord, ni
dans
le sentiment ni dans la raison. Ce sont seulement nos guides
indispensables;
mais, pour obtenir ces vérités, il faut nécessairement
descendre
dans la réalité objective des choses où elles se trouvent
cachées
avec leur forme phénoménale. C'est ainsi qu'apparut, par le
progrès
naturel des choses, la méthode expérimentale qui résume tout et
qui
s'appuie successivement sur les trois branches de ce trépied
immuable:
le sentiment, 1a raison, l'expérience. Dans la recherche de la

vérité au moyen de cette méthode, le sentiment a toujours l'initiative,
il engendre l'idée a priori ou l'intuition; la raison ou le
raisonnement
développe ensuite l'idée et déduit ses conséquences
logiques. Mais si le
sentiment doit être éclairé par les lumières de
la raison, la raison à
son tour doit être guidée par l'expérience."

J'ai
donné toute cette page,
parce qu'elle est de la plus grande importance.
Elle fait nettement,
dans le roman expérimental, la part de la
personnalité du
romancier, en dehors du style. Du moment où le sentiment
est le
point de départ de la méthode expérimentale, où la raison
intervient
ensuite pour aboutir à l'expérience, et pour être contrôlée
par
elle, le génie de l'expérimentateur domine tout; et c'est d'ailleurs
ce qui fait que la méthode expérimentale, inerte en d'autres mains, est
devenue un outil si puissant entre les mains de Claude Bernard. Je
viens
de dire le mot : la méthode n'est qu'un outil ; c'est l'ouvrier,
c'est
l'idée qu'il apporte qui fait le chef-d'œuvre. J'ai déjà cité ces
lignes
: "C'est un sentiment particulier, un quid proprium qui constitue

l'originalité, l'invention ou le génie de chacun." Voilà donc la part
faite
au génie, dans le roman expérimental. Comme le dit encore Claude
Bernard
: "L'idée, c'est la graine ; la méthode, c'est le sol qui lui
fournit
les conditions de se développer, de prospérer et de donner ses
meilleurs
fruits suivant la nature." Tout se réduit ensuite à une
question de
méthode. Si vous restez dans l'idée a priori, et dans le
sentiment,
sans l'appuyer sur la raison et sans le vérifier par
l'expérience,
vous êtes un poète, vous risquez des hypothèses que rien
ne prouve,
vous vous débattez dans l'indéterminisme péniblement et sans
utilité,
d'une façon nuisible souvent. Ecoutez ces lignes de l'Introduction :
"L'homme est naturellement métaphysicien et
orgueilleux ; il a pu
croire que les créations idéales de son esprit qui
correspondent à
ses sentiments représentaient aussi la réalité. D'où il
suit que la
méthode expérimentale n'est point primitive et naturelle à
l'homme,
que ce n'est qu'après avoir erré longtemps dans les discussions

théologiques et scolastiques qu'il a fini par reconnaître la stérilité
de
ses efforts dans cette voie. L'homme s'aperçut alors qu'il ne dicte
pas
des lois à la nature, parce qu'il ne possède pas en lui-même la
connaissance
et le critérium des choses extérieures ; et il comprit que,
pour
arriver à la vérité, il doit, au contraire, étudier les lois
naturelles
et soumettre ses idées, sinon sa raison, à l'expérience,
c'est-à-dire
au critérium des faits." Que devient donc le génie chez le
romancier
expérimental ? Il reste le génie, l'idée a priori, seulement
il est
contrôlé par l'expérience. Naturellement, l'expérience ne peut
détruire
le génie, elle le confirme, au contraire. Je prends un poète ;
est-il
nécessaire, pour qu'il ait du génie, que son sentiment, que son
idée
a priori soit fausse ? Non, évidemment, car le génie d'un homme
sera
d'autant plus grand que l'expérience aura prouvé davantage la
vérité
de son idée personnelle. Il faut vraiment notre âge de lyrisme,
notre
maladie romantique, pour qu'on ait mesuré le génie d'un homme à la

quantité de sottises et de folies qu'il a mises en circulation. Je
conclus
en disant que, désormais, dans notre siècle de science,
l'expérience
doit faire la preuve du génie.

Notre
querelle est là, avec les écrivains idéalistes. Ils partent toujours
d'une
source irrationnelle quelconque, telle qu'une révélation, une
tradition
ou une autorité conventionnelle. Comme Claude Bernard le
déclare :
"Il ne faut admettre rien d'occulte ; il n'y a que des
phénomènes et
des conditions de phénomènes." Nous, écrivains
naturalistes, nous
soumettons chaque fait à l'observation et à
l'expérience ; tandis
que les écrivains idéalistes admettent des
influences mystérieuses
échappant à l'analyse, et restent dès lors dans
l'inconnu, en dehors
des lois de la nature. Cette question de l'idéal,
scientifiquement,
se réduit à la question de l'indéterminé et du
déterminé. Tout ce
que nous ne savons pas, tout ce qui nous échappe
encore, c'est
l'idéal, et le but de notre effort humain est chaque jour
de réduire
l'idéal, de conquérir la vérité sur l'inconnu. Nous sommes
tous
idéalistes, si l'on entend par là que nous nous occupons tous de
l'idéal.
Seulement j'appelle idéalistes ceux qui se réfugient dans
l'inconnu
pour le plaisir d'y être, qui n'ont de goût que pour les
hypothèses
les plus risquées, qui dédaignent de les soumettre au
contrôle de
l'expérience, sous prétexte que la vérité est en eux et non
dans les
choses. Ceux-là, je le répète, font une besogne vaine et
nuisible,
tandis que l'observateur et l'expérimentateur sont les seuls
qui
travaillent à la puissance et au bonheur de l'homme, en le rendant
peu
à peu le maître de la nature. Il n'y a ni noblesse, ni dignité, ni
beauté,
ni moralité, à ne pas savoir, à mentir, à prétendre qu'on est
d'autant
plus grand qu'on se hausse davantage dans l'erreur et dans la
confusion.
Les seules œuvres grandes et morales sont les œuvres de
vérité.

Ce
qu'il faut accepter seulement, c'est
ce que je nommerai l'aiguillon de
l'idéal. Certes, notre science est
bien petite encore, à côté de la
masse énorme de choses que nous
ignorons. Cet inconnu immense qui nous
entoure ne doit nous inspirer
que le désir de le percer, de l'expliquer,
grâce aux méthodes
scientifiques. Et il ne s'agit pas seulement des
savants ; toutes
les manifestations de l'intelligence humaine se
tiennent, tous nos
efforts aboutissent au besoin de nous rendre maîtres
de la vérité.
C'est ce que Claude Bernard exprime très bien, quand il
écrit : "Les
sciences possèdent chacune, sinon une méthode propre, au
moins des
procédés spéciaux, et de plus, elles se servent réciproquement

d'instruments les unes aux autres. Les mathématiques servent
d'instruments
à la physique, à la chimie, à la biologie, dans des
limites
diverses ; la physique et la chimie servent d'instruments
puissants à
la physiologie et à la médecine. Dans ce secours mutuel que
se
prêtent les sciences, il faut bien distinguer le savant qui fait
avancer
chaque science de celui qui s'en sert. Le physicien et le
chimiste
ne sont pas mathématiciens parce qu'ils emploient le calcul; le

physiologiste n'est pas chimiste ni physicien parce qu'il fait usage de
réactifs chimiques ou d'instruments de physique, pas plus que le
chimiste
et le physicien ne sont physiologistes parce qu'ils étudient la

composition ou les propriétés de certains liquides et tissus animaux ou
végétaux." Telle est la réponse que Claude Bernard fait pour nous,
romanciers
naturalistes, aux critiques qui se sont moqués de nos
prétentions à
la science. Nous ne sommes ni des chimistes, ni des
physiciens, ni
des physiologistes ; nous sommes simplement des
romanciers qui nous
appuyons sur les sciences. Certes, nos prétentions
ne sont pas de
faire des découvertes dans la physiologie, que nous ne
pratiquons
pas; seulement, ayant à étudier l'homme, nous croyons ne pas
pouvoir
nous dispenser de tenir compte des vérités physiologiques
nouvelles.
Et j'ajouterai que les romanciers sont certainement les
travailleurs
qui s'appuient à la fois sur le plus grand nombre de
sciences, car
ils traitent de tout et il leur faut tout savoir, puisque
le roman
est devenu une enquête générale sur la nature et sur l'homme.
Voilà
comment nous avons été amenés à appliquer à notre besogne la
méthode
expérimentale, du jour où cette méthode est devenue l'outil le
plus
puissant de l'investigation. Nous résumons l'investigation, nous
nous
lançons dans la conquête de l'idéal, en employant toutes les
connaissances
humaines.

Il
est bien entendu
que je parle ici du comment des choses, et non du
pourquoi. Pour un
savant expérimentateur, l'idéal qu'il cherche à
réduire,
l'indéterminé, n'est jamais que dans le comment. Il laisse aux
philosophes
l'autre idéal, celui du pourquoi, qu'il désespère de
déterminer un
jour. Je crois que les romanciers expérimentateurs doivent
également
ne pas se préoccuper de cet inconnu, s'ils ne veulent pas se
perdre
dans les folies des poètes et des philosophes. C'est déjà une
besogne
assez large, de chercher à connaître le mécanisme de la nature,
sans
s'inquiéter pour le moment de l'origine de ce mécanisme. Si l'on
arrive
un jour à le connaître, ce sera sans doute grâce à la méthode, et

le mieux est donc de commencer par le commencement, par l'étude des
phénomènes,
au lieu d'espérer qu'une révélation subite nous livrera le
secret
du monde. Nous sommes des ouvriers, nous laissons aux
spéculateurs
cet inconnu du pourquoi où ils se battent vainement depuis
des
siècles, pour nous en tenir à l'inconnu du comment, qui chaque jour
diminue
devant notre investigation. Le seul idéal qui doive exister pour

nous, romanciers expérimentateurs, c'est celui que nous pouvons
conquérir.

D'ailleurs,
dans la conquête
lente de cet inconnu qui nous entoure, nous confessons
humblement
l'état d'ignorance où nous sommes. Nous commençons à marcher
en
avant, rien de plus ; et notre seule force véritable est, dans la
méthode.
Claude Bernard, après avoir confessé que la médecine
expérimentale
balbutie encore, n'hésite pas dans la pratique à laisser
une large
place à la médecine empirique. "Au fond, dit-il, l'empirisme,
c'est-à-dire
l'observation ou l'expérience fortuite, a été l'origine de
toutes
les sciences. Dans les sciences complexes de l'humanité,
l'empirisme
gouvernera nécessairement la pratique bien plus longtemps
que dans
les sciences simples." Et il ne fait aucune difficulté de
convenir
qu'au chevet d'un malade, lorsque le déterminisme du phénomène
pathologique
n'est pas trouvé, le mieux est encore d'agir empiriquement;
ce qui,
d'ailleurs, reste dans la marche naturelle de nos
connaissances,
puisque l'empirisme précède fatalement l'état
scientifique d'une
connaissance. Certes, si les médecins doivent s'en
tenir à
l'empirisme dans presque tous les cas, nous devons à plus forte
raison
nous y tenir également, nous autres romanciers dont la science
est
plus complexe et moins fixée. Il ne s'agit pas, je le dis une fois
encore,
de créer de toutes pièces la science de l'homme, comme individu
et
comme membre social; il s'agit de sortir peu à peu, et avec tous les
tâtonnements
nécessaires, de l'obscurité où nous sommes sur nous-mêmes,
heureux
lorsque, au milieu de tant d'erreurs, nous pouvons fixer une
vérité.
Nous expérimentons, cela veut dire que nous devons pendant
longtemps
encore employer le faux pour arriver au vrai.

Tel
est le sentiment des forts. Claude Bernard combat
hautement ceux qui
veulent voir uniquement un artiste dans le
médecin. Il connaît
l'objection habituelle de ceux qui affectent de
regarder la médecine
expérimentale "comme une conception théorique
dont rien pour le moment
ne justifie la réalité pratique parce
qu'aucun fait ne démontre qu'on
puisse atteindre en médecine la
précision scientifique des sciences
expérimentales". Mais il ne se
laisse pas troubler, démontre que "la
médecine expérimentale n'est
que l'épanouissement naturel de
l'investigation médicale pratique,
dirigée par un esprit scientifique".
Et voici sa conclusion : "Sans
doute, nous sommes loin de cette époque
où la médecine sera devenue
scientifique mais cela ne nous empêche pas
d'en concevoir la
possibilité et de faire tous nos efforts pour y tendre
en cherchant
dès aujourd'hui à introduire dans la médecine la méthode
qui doit
nous y conduire."

Tout
cela,
je ne me lasserai pas de le répéter, s'applique exactement au
roman
expérimental. Mettez ici encore le mot "roman" à la place du mot
"médecine"
et le passage reste vrai.

J'adresserai
à la jeune génération littéraire qui grandit, ces grandes et fortes
paroles
de Claude Bernard. Je n'en connais pas de plus viriles. "La
médecine
est destinée à sortir peu à peu de l'empirisme, et elle en
sortira
de même que toutes les autres sciences par la méthode
expérimentale.
Cette conviction profonde soutient et dirige ma vie
scientifique.
Je suis sourd à la voix des médecins qui demandent qu'on
leur
explique expérimentalement la rougeole et la scarlatine, qui
croient
tirer de là un argument contre l'emploi de la méthode
expérimentale
en médecine. Ces objection décourageantes et négatives
dérivent en
général d'esprits systématiques ou paresseux qui préfèrent
se
reposer sur leurs systèmes ou s'endormir dans les ténèbres au lieu de
travailler et de faire effort pour en sortir. La direction
expérimentale
que prend la médecine est aujourd'hui définitive. En
effet, ce
n'est point là le fait de l'influence éphémère d'un système
personnel
quelconque; c'est le résultat de l'évolution scientifique de
la
médecine elle-même. Ce sont mes convictions à cet égard que je
cherche
à faire pénétrer dans l'esprit des jeunes médecins qui suivent
mes
cours au Collège de France... Il faut inspirer avant tout aux jeunes
gens l'esprit scientifique et les initier aux notions et aux tendances
des
sciences modernes."

Bien
souvent,
j'ai écrit les mêmes paroles, donné les mêmes conseils, et je
les
répéterai ici. "La méthode expérimentale peut seule faire sortir le
roman
des mensonges et des erreurs où il se traîne. Toute ma vie
littéraire
a été dirigée par cette conviction. Je suis sourd à la voix
des
critiques qui me demandent de formuler les lois de l'hérédité chez
les
personnages et celles de l'influence des milieux ; ceux qui me font
ces
objections négatives et décourageantes, ne me les adressent que par
paresse
d'esprit, par entêtement dans la tradition, par attachement plus
ou
moins conscient à des croyances philosophiques et religieuses... La
direction
expérimentale que prend le roman est aujourd'hui définitive.
En
effet, ce n'est point là le fait de l'influence éphémère d'un système
personnel quelconque ; c'est le résultat de l'évolution scientifique,
de
l'étude de l'homme elle-même. Ce sont mes convictions à cet égard que
je cherche à faire pénétrer dans l'esprit des jeunes écrivains qui me
lisent,
car j'estime qu'il faut avant tout leur inspirer l'esprit
scientifique
et les initier aux notions et aux tendances des sciences
modernes. "



V


Avant
de conclure, il me reste à traiter divers points
secondaires.

Ce
qu'il faut
bien préciser surtout, c'est le caractère impersonnel de la
méthode.
On reprochait à Claude Bernard d'affecter des allures de
novateur,
et il répondait avec sa haute raison : "Je n'ai certainement
pas la
prétention d'avoir le premier proposé d'appliquer la physiologie à

la médecine. Cela a été recommandé depuis longtemps, et des tentatives
très
nombreuses ont été faites dans cette direction. Dans mes travaux et
dans mon enseignement au Collège de France, je ne fais donc que
poursuivre
une idée qui porte déjà ses fruits par l'application à la
médecine."
C'est ce que j'ai répondu moi-même, lorsqu'on a prétendu que
je me
posais en novateur, en chef d'école. J'ai dit que je n'apportais
rien,
que je tâchais simplement, dans mes romans et dans ma critique,
d'appliquer
la méthode scientifique, depuis longtemps en usage. Mais
naturellement,
on a feint de ne pas m'entendre, et on a continué à
parler de ma
vanité et de mon ignorance.

Ce
que
j'ai répété vingt fois, que le naturalisme n'était pas une fantaisie
personnelle, qu'il était le mouvement même de l'intelligence du siècle,
Claude Bernard le dit aussi, avec plus d'autorité, et peut-être le
croira-t-on.
"La révolution que la méthode expérimentale, écrit-il, a
opérée
dans les sciences, consiste à avoir substitué un critérium
scientifique
à l'autorité personnelle. Le caractère de la méthode
expérimentale
est de ne relever que d'elle-même, parce qu'elle renferme
en elle
son critérium, qui est l'expérience. Elle ne reconnaît d'autre
autorité
que celle des faits, et elle s'affranchit de l'autorité
personnelle."
Par conséquent, plus de théorie. "L'idée doit toujours
rester
indépendante, il ne faut pas l'enchaîner, pas plus par des
croyances
scientifiques que par des croyances philosophiques ou
religieuses.
Il faut être hardi et libre dans la manifestation de ses
idées,
poursuivre son sentiment et ne pas trop s'arrêter à ces craintes
puériles
de la contradiction des théories... Il faut modifier la théorie

pour l'adapter à la nature, et non la nature pour l'adapter à la
théorie."
De là une largeur incomparable. "La méthode expérimentale est
la
méthode scientifique qui proclame la liberté de la pensée. Elle
secoue
non seulement le joug philosophique et théologique, mais elle
n'admet
pas non plus d'autorité scientifique personnelle. Ceci n'est
point
de l'orgueil et de la jactance ; l'expérimentateur, au contraire,
fait
acte d'humilité en niant l'autorité personnelle, car il doute aussi
de ses propres connaissances, et il soumet l'autorité des hommes à
celles
de l'expérience et des lois de la nature."

C'est
pourquoi j'ai dit tant de fois que le naturalisme
n'était pas une
école, que par exemple il ne s'incarnait pas dans
le génie d'un homme ni
dans le coup de folie d'un groupe, comme le
romantisme, qu'il
consistait simplement dans l'application de la
méthode expérimentale à
l'étude de la nature et de l'homme. Dès
lors, il n'y a plus qu'une vaste
évolution, qu'une marche en avant
où tout le monde est ouvrier, selon
son génie. Toutes les théories
sont admises, et la théorie qui l'emporte
est celle qui explique le
plus de choses. Il ne paraît pas y avoir une
voie littéraire et
scientifique plus large ni plus droite. Tous, les
grands et les
petits, s'y meuvent librement, travaillant à
l'investigation
commune, chacun dans sa spécialité, et ne reconnaissant
d'autre
autorité que celle des faits, prouvée par l'expérience. Donc,
dans
le naturalisme, il ne saurait y avoir ni de novateurs ni de chefs
d'école.
Il y a simplement des travailleurs plus puissants les uns que
les
autres.

Claude
Bernard exprime
ainsi la défiance dans laquelle on doit rester en face
des
théories. "Il faut avoir une foi robuste et ne pas croire ; je
m'explique
en disant qu'il faut en science croire fermement aux
principes et
douter des formules ; en effet, d'un côté, nous sommes sûrs
que le
déterminisme existe, mais nous ne sommes jamais certains de le
tenir.
Il faut être inébranlable sur les principes de la science
expérimentale
(déterminisme) et ne pas croire absolument aux théories."
Je
citerai encore le passage suivant, où il annonce la fin des systèmes,
"La médecine expérimentale n'est pas un système nouveau de médecine,
mais,
au contraire, la négation de tous les systèmes. En effet,
l'avènement
de la médecine expérimentale aura pour résultat de faire
disparaître
de la science toutes les vues individuelles pour les
remplacer par
des théories impersonnelles et générales qui ne seront,
comme dans
les autres sciences, qu'une coordination régulière et
raisonnée des
faits fournis par l'expérience." Il en sera identiquement
de même
pour le roman expérimental.

Si
Claude
Bernard se défend d'être un novateur, un inventeur plutôt qui
apporte
une théorie personnelle, il revient également plusieurs fois sur
le
danger qu'il y aurait pour un savant à s'inquiéter des systèmes
philosophiques.
"Pour l'expérimentateur physiologiste, dit-il, il ne
saurait y
avoir ni spiritualisme ni matérialisme. Ces mots appartiennent
à une
philosophie naturelle qui a vieilli, ils tomberont en désuétude
par
le progrès même de la science. Nous ne connaîtrons jamais ni
l'esprit
ni la matière, et si c'était ici le lieu, je montrerais
facilement
que d'un côté comme de l'autre, on arrive bientôt à des
négations
scientifiques, d'où il résulte que toutes les considérations
de
cette espèce sont oiseuses et inutiles. Il n'y a pour nous que des
phénomènes
à étudier, les conditions matérielles de leurs manifestations
à
connaître et les lois de ces manifestations à déterminer." J'ai dit
que,
dans le roman expérimental, le mieux était de nous en tenir à ce
point
de vue strictement scientifique, si nous voulions baser nos études

sur un terrain solide. Ne pas sortir du comment, ne pas s'attacher au
pourquoi.
Pourtant, il est bien certain que nous ne pouvons toujours
échapper
à ce besoin de notre intelligence, à cette curiosité inquiète
qui
nous porte à vouloir connaître l'essence des choses. J'estime qu'il
nous
faut alors accepter le système philosophique qui s'adapte le mieux à
l'état actuel des sciences, mais simplement à un point de vue
spéculatif.
Par exemple, le transformisme est actuellement le système le
plus
rationnel, celui qui se base le plus directement sur notre
connaissance
de la nature. Derrière une science, derrière une
manifestation
quelconque de l'intelligence humaine, il y a toujours,
quoi qu'en
dise Claude Bernard, un système philosophique plus ou moins
net. On
peut ne pas s'y attacher dévotement et s'en tenir aux faits,
quitte à
modifier le système, si les faits le veulent. Mais le système
n'en
existe pas moins, et il existe d'autant plus que la science est
moins
avancée et moins solide. Pour nous, romanciers expérimentateurs,
qui
balbutions encore, l'hypothèse est fatale. Justement, tout à
l'heure,
je m'occuperai du rôle de l'hypothèse, dans la littérature.

D'ailleurs,
si Claude Bernard repousse,
dans l'application, les systèmes
philosophiques, il reconnaît la
nécessité de la philosophie. "Au point
de vue scientifique, la
philosophie représente l'inspiration éternelle
de la raison humaine
vers la connaissance de l'inconnu. Dès lors, les
philosophes se
tiennent toujours dans les questions en controverse et
dans les
régions élevées, limites supérieures des sciences. Par là, ils
communiquent
à la pensée scientifique un mouvement qui la vivifie et
l'ennoblit;
ils fortifient l'esprit en le développant par une
gymnastique
intellectuelle générale, en même temps qu'ils le reportent
sans
cesse vers la solution inépuisable des grands problèmes ; ils
entretiennent
ainsi une soif de l'inconnu et le feu sacré de la
recherche qui ne
doivent jamais s'éteindre chez un savant." Le passage
est beau, mais
on n'a jamais dit aux philosophes en meilleurs termes que
leurs
hypothèses sont de la pure poésie. Claude Bernard regarde
évidemment
les philosophes, parmi lesquels il se flatte d'avoir beaucoup

d'amis, comme des musiciens de génie parfois, dont la musique encourage
les savants pendant leurs travaux et leur inspire le feu sacré des
grandes
découvertes. Quant aux philosophes, livrés eux-mêmes, ils
chanteraient
toujours et ne trouveraient jamais une vérité.

J'ai
négligé jusqu'ici la question de la forme chez
l'écrivain naturaliste,
parce que c'est elle justement qui
spécialise la littérature. Non
seulement le génie, pour l'écrivain,
se trouve dans le sentiment, dans
l'idée a priori, mais il
est aussi dans la forme, dans le
style. Seulement, la question de
méthode et la question de rhétorique
sont distinctes. Et le
naturalisme, je le dis encore, consiste
uniquement dans la méthode
expérimentale, dans l'observation et
l'expérience appliquées à la
littérature. La rhétorique, pour le moment,
n'a donc rien à voir
ici. Fixons la méthode, qui doit être commune,
puis acceptons dans
les lettres toutes les rhétoriques qui se produiront
; regardons-les
comme les expressions des tempéraments littéraires des
écrivains.

Si
l'on veut avoir mon opinion bien
nette, c'est qu'on donne aujourd'hui
une prépondérance exagérée à la
forme. J'aurais long à en dire sur ce
sujet; mais ceci dépasserait
les limites de cette étude. Au fond,
j'estime que la méthode atteint
la forme elle-même, qu'un langage n'est
qu'une logique, une
construction naturelle et scientifique. Celui qui
écrira le mieux ne
sera pas celui qui galopera le plus follement parmi
les hypothèses,
mais celui qui marchera droit au milieu des vérités.
Nous sommes
actuellement pourris de lyrisme, nous croyons bien à tort
que le
grand style est fait d'un effarement sublime, toujours près de
culbuter
dans la démence ; le grand style est fait de logique et de
clarté.

Aussi
Claude Bernard qui assigne aux
philosophes un rôle de musiciens jouant
la Marseillaise des
hypothèses, pendant que les savants se
ruent à l'assaut de
l'inconnu, se fait-il à peu près la même idée des
artistes et des
écrivains. J'ai remarqué que beaucoup de savants, et des
plus
grands, très jaloux de la certitude scientifique qu'ils
détiennent,
veulent ainsi enfermer la littérature dans l'idéal.
Eux-mêmes
semblent éprouver le besoin d'une récréation de mensonge,
après
leurs travaux exacts, et se plaisent aux hypothèses les plus
risquées,
aux fictions qu'ils savent parfaitement fausses et ridicules.
C'est
un air de flûte qu'ils permettent qu'on leur joue. Ainsi, Claude
Bernard
a eu raison de dire : "Les productions littéraires et
artistiques
ne vieillissent jamais, en ce sens qu'elles sont des
expressions de
sentiments immuables comme la nature humaine." En effet,
la forme
suffit pour immortaliser une œuvre; le spectacle d'une
individualité
puissante interprétant la nature en un langage superbe,
restera
intéressant pour tous les âges ; seulement, on lira toujours
aussi
un grand savant à ce même point de vue, parce que le spectacle
d'un
grand savant qui a su écrire est tout aussi intéressant que celui
d'un
grand poète. Ce savant aura eu beau se tromper dans ses hypothèses,
il demeure sur un pied d'égalité avec le poète, qui à coup sûr s'est
trompé
également. Ce qu'il faut dire, c'est que notre domaine n'est pas
fait
uniquement des sentiments immuables comme la nature humaine, car il
reste ensuite à faire jouer le vrai mécanisme de ces sentiments. Nous
n'avons
pas épuisé notre matière, lorsque nous avons peint la colère,
l'avarice,
l'amour; toute la nature et tout l'homme nous appartiennent,
non
seulement dans leurs phénomènes mais dans les causes de ces
phénomènes.
Je sais bien que c'est là un champ immense dont on a voulu
nous
barrer l'entrée ; mais nous avons rompu les barrières et nous y
triomphons
maintenant. C'est pourquoi je n'accepte pas les paroles
suivantes
de Claude Bernard : "Pour les arts et les lettres, la
personnalité
domine tout. Il s'agit là d'une création spontanée de
l'esprit et
cela n'a plus rien de commun avec la constatation des
phénomènes
naturels, dans lesquels notre esprit ne doit rien créer." Je
surprends
ici un des savants les plus illustres dans ce besoin de
refuser aux
autres l'entrée du domaine scientifique. Je ne sais de
quelles
lettres il veut parler, lorsqu'il définit une œuvre littéraire.
"Une
création spontanée de l'esprit, qui n'a rien de commun avec la
constatation
des phénomènes naturels." Sans doute, il songe à la poésie
lyrique,
car il n'aurait pas écrit la phrase en pensant au roman
expérimental,
aux œuvres de Balzac et de Stendhal. Je ne puis que
répéter ce que
j'ai dit : si nous mettons la forme, le style à part, le
romancier
expérimentateur n'est plus qu'un savant spécial, qui emploie
l'outil
des autres savants, l'observation et l'analyse. Notre domaine
est
le même que celui du physiologiste, si ce n'est qu'il est plus
vaste.
Nous opérons comme lui sur l'homme, car tout fait croire, et
Claude
Bernard le reconnaît lui-même, que les phénomènes cérébraux
peuvent
être déterminés comme les autres phénomènes. Il est vrai que
Claude
Bernard peut nous dire que nous flottons en pleine hypothèse ;
mais
il serait mal venu à conclure de là que nous n'arriverons jamais à
la
vérité, car il s'est battu toute sa vie pour faire une science de la
médecine,
que la très grande majorité de ses confrères regardent comme
un
art.

Définissons
maintenant
avec netteté le romancier expérimentateur. Claude Bernard
donne de
l'artiste la définition suivante : "Qu'est-ce qu'un artiste ?
C'est
un homme qui réalise dans une œuvre d'art une idée ou un sentiment

qui lui est personnel." Je repousse absolument cette définition. Ainsi,
dans le cas où je représenterais un homme qui marcherait la tête en
bas,
j'aurais fait une œuvre d'art, si tel était mon sentiment
personnel.
Je serais un fou, pas davantage. Il faut donc ajouter que le
sentiment
personnel de l'artiste reste soumis au contrôle de la vérité.
Nous
arrivons ainsi à l'hypothèse. L'artiste part du même point que le
savant;
il se place devant la nature, a une idée à priori et travaille
d'après
cette idée. Là seulement il se sépare du savant, s'il mène son
idée
jusqu'au bout, sans en vérifier l'exactitude par l'observation et
l'expérience.
On pourrait appeler artistes expérimentateurs ceux qui
tiendraient
compte de l'expérience ; mais on dirait alors qu'ils ne sont
plus
des artistes, du moment où l'on considère l'art comme la somme
d'erreur
personnelle que l'artiste met dans son étude de la nature. J'ai

constaté que, selon moi, la personnalité de l'écrivain ne saurait être
que
dans l'idée à priori et que dans la forme. Elle ne peut se trouver
dans
l'entêtement du faux. Je veux bien encore qu'elle soit dans
l'hypothèse,
mais ici il faut s'entendre.

On a

dit souvent que les écrivains devaient frayer la route aux savants.
Cela
est vrai, car nous venons de voir, dans l'Introduction,
l'hypothèse et l'empirisme précéder et préparer l'état
scientifique,
qui s'établit en dernier lieu par la méthode
expérimentale. L'homme
a commencé par risquer certaines explications des
phénomènes, les
poètes ont dit leur sentiment et les savants sont venus
ensuite
contrôler les hypothèses et fixer la vérité. C'est toujours le
rôle
de pionniers que Claude Bernard assigne aux philosophes. Il y a là
un
noble rôle, et les écrivains ont encore le devoir de le remplir
aujourd'hui.
Seulement, il est bien entendu que toutes les fois qu'une
vérité
est fixée par les savants, les écrivains doivent abandonner
immédiatement
leur hypothèse pour adopter cette vérité; autrement, ils
resteraient
de parti pris dans l'erreur sans bénéfice pour personne.
C'est
ainsi que la science, à mesure qu'elle avance, nous fournit, à
nous
autres écrivains, un terrain solide, sur lequel nous devons nous
appuyer
pour nous élancer dans de nouvelles hypothèses. En un mot, tout
phénomène
déterminé détruit l'hypothèse qu'il remplace, et il faut dès
lors
transporter l'hypothèse plus loin, dans le nouvel inconnu qui se
présente.
Je prendrai un exemple très simple pour me mieux faire
entendre :
il est prouvé que la terre tourne autour du soleil : que
penserait-on
d'un poète qui adopterait l'ancienne croyance, le soleil
tournant
autour de la terre ? Evidemment, le poète, s'il veut risquer
une
explication personnelle d'un fait, devra choisir un fait dont la
cause
n'est pas encore connue. Voilà donc ce que doit être l'hypothèse,
pour
nous romanciers expérimentateurs ; il nous faut accepter
strictement
les faits déterminés, ne plus hasarder sur eux des
sentiments
personnels qui seraient ridicules, nous appuyer sur le
terrain
conquis par la science, jusqu'au bout ; puis, là seulement,
devant
l'inconnu, exercer notre intuition et précéder la science,
quittes à
nous tromper parfois, heureux si nous apportons des documents
pour
la solution des problèmes. Je reste ici d'ailleurs dans le
programme
pratique de Claude Bernard, qui est forcé d'accepter
l'empirisme
comme un tâtonnement nécessaire. Ainsi, dans notre roman
expérimental,
nous pourrons très bien risquer des hypothèses sur les
questions
d'hérédité et sur l'influence des milieux, après avoir
respecté tout
ce que la science sait aujourd'hui sur la matière. Nous
préparerons
les voies, nous fournirons des faits d'observation, des
documents
humains qui pourront devenir très utiles. Un grand poète
lyrique
s'écriait dernièrement que notre siècle était le siècle des
prophètes.
Oui, si l'on veut ; seulement, il doit être entendu que les
prophètes
ne s'appuieront ni sur l'irrationnel ni sur le surnaturel. Si
les
prophètes, comme cela se voit, doivent remettre en question les
notions
les plus élémentaires, arranger la nature à une étrange sauce
philosophique
et religieuse, s'en tenir à l'homme métaphysique, tout
confondre et
tout obscurcir, les prophètes, malgré leur génie de
rhétoriciens,
ne seront jamais que de gigantesques Gribouille ignorant
qu'on se
mouille en se jetant à l'eau. Dans nos temps de science, c'est
une
délicate mission que de prophétiser, parce qu'on ne croit plus aux
vérités
de révélation, et que, pour prévoir l'inconnu, il faut commencer

par connaître le connu.

Je
voulais
en venir à cette conclusion : si je définissais le roman
expérimental,
je ne dirais pas comme Claude Bernard qu'une œuvre
littéraire est
tout entière dans le sentiment personnel, car pour moi le
sentiment
personnel n'est que l'impulsion première. Ensuite la nature
est là
qui s'impose, tout au moins la partie de la nature dont la
science
nous a livré le secret, et sur laquelle nous n'avons plus le
droit
de mentir. Le romancier expérimentateur est donc celui qui accepte

les faits prouvés, qui montre dans l'homme et dans la société le
mécanisme
des phénomènes dont la science est maîtresse, et qui ne fait
intervenir
son sentiment personnel que dans les phénomènes dont le
déterminisme
n'est point encore fixé, en tâchant de contrôler le plus
qu'il le
pourra ce sentiment personnel, cette idée à priori, par
l'observation
et par l'expérience.

Je ne

saurais entendre notre littérature naturaliste d'une autre façon. Je
n'ai
parlé que du roman expérimental, mais je suis fermement convaincu
que
la méthode, après avoir triomphé dans l'histoire et dans la
critique,
triomphera partout, au théâtre et même en poésie. C'est une
évolution
fatale. La littérature, quoi qu'on puisse dire, n'est pas
toute
aussi [sic] dans l'ouvrier, elle est aussi dans la nature qu'elle
peint
et dans l'homme qu'elle étudie. Or, si les savants changent les
notions
de la nature, s'ils trouvent le véritable mécanisme de la vie,
ils
nous forcent à les suivre, les devancer même, pour jouer notre rôle
dans
les nouvelles hypothèses. L'homme métaphysique est mort, tout notre
terrain se transforme avec l'homme physiologique. Sans doute la colère
d'Achille,
l'amour de Didon, resteront des peintures éternellement
belles ;
mais voilà que le besoin nous prend d'analyser la colère et
l'amour,
et de voir au juste comment fonctionnent ces passions dans
l'être
humain. Le point de vue est nouveau, il devient expérimental au
lieu
d'être philosophique. En somme, tout se résume dans ce grand fait :
la méthode expérimentale, aussi bien dans les lettres que dans les
sciences,
est en train de déterminer les phénomènes naturels,
individuels et
sociaux, dont la métaphysique n'avait donné jusqu'ici que
des
explications irrationnelles et surnaturelles.

TOPIC : Émile Zola LE ROMAN EXPERIMENTAL,1880.  SOURCE : Linguistic Studies ** http://languages.forumactif.org/
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Émile Zola LE ROMAN EXPERIMENTAL,1880.

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